De 1979 à 1989 j’ai
effectué 5 séjours en RDA dont l’un de 10 mois en tant
qu’auditeur libre à l’Université. Les souvenirs et réflexions
qui suivent ont du être écrits vers 1993, alors que tout ceci était
encore frais. Je les livre tels quels agrémentés de quelques notes
d’aujourd’hui. Ils retracent donc mon niveau de réflexion voici
plus de 20 ans….
Je ne connais pas de réussite urbanistique aussi marquante que ce que fut l'espace compris entre l'Alexanderplatz et la Spree avec la Marienkirche ouverte sur les fontaines où l'été des enfants de tout âge aimaient à se tremper les pieds. Un des rares lieux du pays ou chaque jour et près qu'à toute heure, le passant était assuré de croiser quantité de ses contemporains. Dans les nombreux débits de boisson sous formant soubassement de la tour de télévision (que le capitalisme n'osera pas abattre) au pied de la digue du métro aérien tournant le dos aux constructions de béton édifiées entre les deux guerres dans la direction des quartiers nord (que le capitalisme masque sans doute aujourd'hui de lumineuses pancartes de plastique à moins qu'il n’ait trouvé des méthodes nouvelles pour inscrire dans l’air le nom divinisé de produits de consommation courante.), les ouvriers par les matins d’été consommaient de petits pains renforcés de charcuterie, seulement vêtus d’un maillot de corps. Ce costume négligé ne s’arborait qu’à l’Est. Peu de citoyens de la RDA comprenaient la spécificité de ces scènes et savaient que même les fast Food du centre de Paris, de Londres, ou de Munich proposaient des tarifs inaccessibles aux ouvriers.
C’est seulement depuis la
chute de la RDA que se multiplient les discours sur la ville
excluante. C’est seulement avant qu’à Berlin, pouvait se mesurer
l’agrément d’une cité dont chaque quartier était ouvert à
tous. Le Palais de la République, seul lieu de pouvoir du monde à
offrir des cafés, un théatre , des disco’s, ces salle de danse
bon enfant qui n’ont pas d’équivalent en France. Les seigneurs
du capitalisme ont fermé le théâtre et recouvert le bâtiment avec
des tentures 1
Revenons y, l’automobiliste
qui, parti du Parvis des Droits de l’Homme emprunte la rue Raymond
Poincaré l’avenue de la grande Armée et observe à chaque feu
rouge les costumes des passants et les jambes des passantes,
éprouvera après qu’il se sera enfoncé dans le nouveau tunnel de
Neuilly et qu’il aura surfé autour de le Défense, l’étrange
impression d’avoir changé le monde au pied des immeubles du Petit
Nanterre, jonquilles, tris, tulipes, dans le centre commercial de
Sartrouville, il mesurera à la démarche, aux vêtements au
vocabulaire des bipèdes qui l’entourent, que le monde est soudain
différent. Rien de tel à Berlin. Même densité moyenne des mêmes
jeans, des mêmes parkas, des semblables coiffures, d’Alex à
Lichtenberg et à Pankow. N’en concluons pas à une
caricaturale monotonie vestimentaire, où en tout cas pas à celles
dont on aurait pu préjuger. A l’été 1979, je découvris une
ville où le jean le plus classique possible semblait faire l’objet
d’un consensus quasi absolu (il était d’ailleurs fort gênant
que celui d’une de nos interprètes officielles arbora l’étiquette
« Levi-Strauss »).
Revenons à l’organisation
des villes sans pression foncière, le centre des agglomérations
n’était pas plus prisé que les banlieues. D’où la possibilité
d’y laisser d’immenses espaces verts comme à Dresde, Cottbus
etc. D’où aussi des parcelles plus ou moins laissées à
l’abandon, comme celle proche de la Julian Grimau Allee de Dresde,
où le personnel d’une entreprise voisine élevait en 1984 deux
moutons pour le méchoui annuel à deux pas du Zwinger. Pas de
pression foncière, d’où la possibilité de laisser de larges
espaces entres les bâtiments, différence essentielle avec de grands
ensembles de l’Ouest. De nombreux immeubles en béton furent bâtis
à la périphérie des villes apparemment comme en Occident et même
un peu plus tard. Seule différence, il ne s’agissait pas de
ghettos réservés à une seule catégorie de population. On m’a
raconté qu’à Dresde Prohlis, un général avait reçu un logement
neuf dans un environnement digne de Sarcelles et que l’armée ( ou
la police) avait fait poser chez lui le seul téléphone du quartier.
Devant lesquelles les ménagères ne cessaient de se relayer. Combien
de généraux ont-ils vécu en HLM en France ???
Pour engager la construction
du grand ensemble de Gorbitz à Dresde, avait d’abord été
construit le restaurant Grünen Heinrich qui servait de cantine aux
travailleurs du bâtiment. On y avait ensuite posé, quasiment à
même le sol, , indépendants de la voirie routière, les rails du
tramway (une infrastructure alors quasi-inexistante en France) .
Lorsque je fréquentais ce quartier, les rues étaient à peine
tracées et la terre végétale était stockée en tas de plusieurs
mètres de haut. La Kaufhalle , une moyenne surface, venait d’ouvrir
et avait pris la succession d’une crêmerie-épicerie installée,
de même que la poste, dans un rez-de-chaussée d’immeuble.
L’ouverture de ce magasin avait été rendue possible par
l’embauche de quelques retraitées du quartier venues suppléer
pour quelques heures hebdomadaire au manque chronique de main
d’œuvre. Les caisses enregistreuses de ces magasins étaient
mécaniques et les caddies beaucoup plus petits que le modèle
occidental (on pouvait poser une caisse de boissons sur la partie
inférieure). Le film « La légende de Paul et de Paula »
offre une assez bonne idée de l’ambiance. Ce film évoque aussi
les poêles à lignite et la corvée quotidienne de chauffage propre
aux immeubles anciens et par rapport à laquelle la construction
massive de logements modernes représentait un incontestable progrès.
L’énorme effort de construction de logements réalisés durant les
années 70-80 eut pour résultat positif une véritable amélioration
de la situation des familles et des ménages restreints qui
disposèrent pour l’essentiel d’un espace suffisant. Cela joua
sans doute un rôle dans le redémarrage de la natalité à partir du
milieu des années 80. Mais cet effort laissa de côté les
constructions anciennes. Lors de ma visite de 1979, les façades
berlinoises, essentiellement de briques recouvertes de crépi étaient
uniformément brun-grisâtre au point qu’il était difficile
de distinguer les bâtiments des années 50 des constructions
antérieures. Même des immeubles de béton souffraient de l’état
de leurs peintures et rejoignaient, sous l’effet de la pollution la
couleur dominante. J’ai évoqué le tramway et il est essentiel de
préciser que les terminus opérationnels ne suivaient que de
quelques dizaines de mètres la mise en location des logements. A 20
pfennigs le voyage, les tarifs étaient ridicules et chacun pouvait
se déplacer à n’importe quelle heure sans souci de rentrer après
le dernier tram puisque de nombreuses lignes fonctionnaient toute la
nuit. Je n’ai pas d’avantage rencontré de citoyens de la RDA qui
aient craint de se faire agresser dans la rue. Le digicode et
l’interphone étaient, sinon inconnus, du moins très rares, mais
les portes d’entrée des immeubles étaient fermées dès huit
heures du soir avec un simple système de sonnerie pour communiquer
avec l’extérieur. Chaque locataire se devait de participer au
lessivage des escaliers collectifs et du hall d’entrée prévu
hebdomadairement. Telle était du moins la situation dans les petits
immeubles (6 étages) construits sans ascenseurs. L’existence de la
Hausgemeinschaft se limitait à cela et chacun pouvait vivre sans se
soucier du voisinage. L’obligation théorique d’inscrire dans le
Hausbuch les hôtes hébergés ne serait-ce que pour une nuit était
souvent, si j’en juge par mon expérience, purement lettre morte.
J’ai entendu parler de collectifs d’habitants plus actifs et j’ai
même rencontré une responsable de groupe d’immeubles,
collaboratrice bénévole de la police populaire. Elle s’occupait
du bruit excessif fait par le groupe de français en villégiature.
Le flicage de la population existait donc d’avantage sur le papier
que dans les faits, du moins dans les villes. Il n’en était sans
doute pas de même de l’obligation faite aux citoyens de RDA de
déclarer les déménagements et les hébergements durables. Si les
transports urbains étaient efficaces, les relations interurbaines
par le chemin de fer, se caractérisaient par leur lenteur et leur
peu de fiabilité. A la suite de la crise de l’énergie,
l’essentiel des transports de marchandises se faisait par rail et
l’infrastructure n’était pas à la hauteur. Les réparations
soviétiques avaient démontré toutes les installations électriques
et mis à voie unique de nombreuses lignes après la guerre. De
grands axes comme Berlin Dresde puis Berlin Rostock ne furent
électrifiés qu’au cours des années 802.
Cela n’était pas catastrophique compte tenu de la taille du pays
mais cela incitait fortement les ménages à s’équiper
d’automobiles. Même en ville, et jusqu’à ce que apparaissent
les premiers embouteillages (j’en ai vu au cours des années), le
gain de temps était appréciable, sauf à la pompe… et sauf en cas
de panne, les pièces détachées étant encore plus rares que les
garages. J’ai un jour interrogé un ami sur les raisons qui lui
avaient fait acheter une Moskvitch. Il m’expliqua qu’il vivait
avec une femme et des enfants jeunes, que le téléphone était loin
et que la voiture était le seul moyen de trouver rapidement un
médecin pour les enfants. Quoi qu’il en soit, l’accroissement de
l’équipement automobile répondait dans bien des cas à un très
réel effet de snobisme. Cet accroissement fut notable au cours des
années 80. La plupart des gens que je connaissais s’étaient
équipés de leur premier véhicule motorisé au cours de la
décennie. Bien qu’il fallut jusqu’à 12 ans d’attente pour une
Trabant neuve, vendue 10000 Marks, le marché de l’occasion offrait
des prix florissants, à des tarifs supérieurs à ceux du neuf. Si
l’on précise qu’en outre, le prix du litre d’essence était au
niveau français (pour un salaire de 1000 Marks par mois), on peut
supposer que de nombreux possesseurs de voitures laissaient leur
propriété à quatre roues au garage. Le réseau routier était dans
l’ensemble satisfaisant, et l’état des chaussées meilleur sur
les routes de campagne que sur les autoroutes. Ce réseau était pour
l’essentiel à deux voies, mais, c’est un fait que les camions
étaient fort rares.
Evoquer la question des
transports oblige à parler de celle des voyages. Je n’ai jamais
rencontré de citoyens de RDA qui m’ait dit éprouver des
difficultés matérielles pour partir en vacances. Depuis 1979, je
crois, il y avait 18 jours effectifs de congé (soit près de 4
semaines) mais les trains étaient souvent bien remplis le vendredi
dès 14 heures. La plus proche étendue d’eau chaude était bien
entendu le Balaton, puis les côtes roumaines et bulgares sur la
Mer Noire. Que celles-ci fussent connues de quasiment tous, c’était
une évidence. La plupart des gens que j’ai rencontré avaient
également voyagé en Union Soviétique, souvent dans le Caucase,
parfois jusqu’en Sibérie. Leurs remarques sur la vie quotidienne
au pays des soviets étaient proche de celles que les français
peuvent faire avec notamment de longs chapitres sur l’état des
sanitaires. A partir de 1981, il ne fut plus possible aux allemands
de l’Est de voyager librement en Pologne. Les voyages à l’Ouest
étaient bien entendus beaucoup plus rares. Autorisés pour les
retraités, ils étaient, jusqu’au milieu des années 80 quasiment
impossibles pour les jeunes d’âge actif. La situation évolua
ensuite et je peux témoigner qu’il devint courant de rencontrer
des gens ayant voyagé à l’Ouest mais incapables de préciser
pourquoi cette « faveur » avait pu leur être accordée.
Cette évolution ne fut pas, à ma connaissance, commentée dans la
presse… Ceci était vécu douloureusement mais il y avait pourtant
de solides arguments pour limiter le droit au voyage. Rappelons
d’abord que la R.F.A., refusait de reconnaitre la citoyenneté est
allemande, octroyait immédiatement une carte d’identité de
citoyen ouest-allemand à tout voyageur, qu’il eut l’intention de
rester ou non. Rappelons aussi que le Mark de RDA fut constamment
côté, à Berlin-Ouest entre le septième et le quart de sa valeur
officielle, selon les époques et qu’une circulation massive aurait
équivalu au transfert à l’Ouest d’une part non négligeable de
l’épargne nationale. Dans ces conditions, un père de famille
désireux d’abandonner des enfants, par exemple, n’aurait eu
aucun mal à disparaitre. Sans aller jusqu’à ce cas extrême,
disons que dans certaines professions, par exemple ingénieur
informaticien, le rapport de salaires est/ouest pouvait être de UN à
QUATRE et que de toute manière certains produits de luxe, par
exemple des voitures de sport, des chaines compactes, des
magnétoscopes n’étaient pas disponibles sur le marché. Disons le
tout net, établir la liberté absolue de circulation, c’était
s’exposer à non seulement au pillage des cerveaux mais également
à perdre toute indépendance en matière d’échelle des salaires
et de production de biens de consommation avec l’obligation de
multiplier au delà du nécessaire l’offre de biens de luxe qui, en
tout état de cause n’auraient jamais pu bénéficier de la
publicité qui fleurissait à l’Ouest. Bien entendu, si l’on
discutait ouvertement de ces questions, par oral, la propagande
écrite ne permettait guère de disposer d’arguments à ce sujet.
Si ce n’est la diffusion, au début de 1985 de listes des gens
ayant émigré et désireux de rentrer chez eux. Voilà qui était
insuffisant.
J’ai abordé la question
des salaires. A 600 Marks, un jeune professeur de français avait de
quoi vivre sans abuser c’est-à-dire sans voiture et sans
téléphone. Si le loyer, l’eau, le chauffage etc….étaient d’un
coût négligeable, il n’en était pas de même de l’habillement,
en général plus cher qu’en France pour les adultes. L’impôt
sur le revenu était inconnu semble t’il. En ce qui concerne
l’offre culturelle, si certains livres pouvaient atteindre 38 Marks
chez Akademie Verlag, les éditions populaires à moins de 5 Marks
étaient nombreuses. On trouvait dans ces collections jusqu’à
quelques extraits de Kant et de Max Weber. Si la RDA édita les
œuvres complètes de Rosa Luxemburg dont celle où elle critique la
dissolution de l’Assemblée Constituante par les bolchéviks mais
pas « Histoire et conscience de classe » de Lukacs, pas
question de trouver les œuvres de Staline ailleurs qu’en
« Antiquariat » (brocante) celles de Trotski, de
Nietzsche et de Freud semblant introuvables. Situation ridicule dans
un pays où tous les écrans recevaient une propagande anticommuniste
digne du Bild Zeitung.
Soyons clairs, il est
difficile de démêler ce qui était introuvable parce que proscrit
de ce qui était tout simplement ‘’vergriffen’’, c’est-à-dire
épuisé, parfois avant même d’avoir mis en vente.
Je pus ainsi me procurer
« dialogues avec mon arrière petit-fils » de l’historien
et économiste Jungen Kuczynski … grâce à des relations. En
effet, des ‘’comités d’entreprise’’ recevaient avant
parution des listes d’ouvrages sous presse que chaque travailleur
pouvait commander. Certains ouvrages ne prenaient ainsi jamais la
voie des librairies.
Cette digression faite,
revenons-en à cette question des rémunérations. Sous le professeur
de français, on trouvait quelques corporations, et encore en
dessous, les retraités et les étudiants ( bourse de base : 200
Marks mensuels). Au dessus, on trouvait les femmes de ménage et les
différentes catégories d’ouvriers qui, avec le système des
primes relatives au 3x8 dépassaient facilement les 1200 Marks,
niveau à partir duquel on pouvait estimer avoir des difficultés à
dépenser tout son argent. Cette situation conduisait à de
nombreuses incongruïtés vu du point de vue occidental. Un ami
m’expliquait que, professeur à l’université technique de
Dresde, il gagnait d’avantage en enseignant la physique (techniques
de mesures) qu’autrefois, alors qu’il dirigeait une entreprise de
production. D’une manière générale, le travail qualifié et le
travail intellectuel ne semblaient pas rémunérés avec une valeur
relative aussi élevée que celles dont ils jouissent en régime
capitaliste. Ainsi, bien que le socialisme est-allemand n’ait
jamais prétendu être une société égalitaire, la question des
inégalités se posait en tenues tout à fait différents de ce
qu’elle était à l’Ouest. De manière convaincante, Erich
Honecker a fait litière dans ses souvenirs des accusations portées
sur le niveau de vie des principaux dirigeants politiques. Je peux
témoigner que le fils d’un ministre pouvait vivre, confortablement
mais sans plus, sa carrière militaire s’étant interrompue
lorsqu’il avait épousé une française professeur de sport, il
avait fait construire (ou construit lui-même) sa maison en faisant
prêter les week-ends le matériel d’entreprise de construction.
Il me raconta notamment que
la police et l’armée de RDA devaient respecter des consignes très
strictes en matière d’usage des armes ( sommations etc…) et
estimait bien supérieurs en la matière les pouvoirs et la
couverture dont jouissaient les ‘’flics’’ français (il
employait le mot).
Par ailleurs, dans ce pays
qui manquait cruellement de travailleurs du bâtiment et de femmes de
ménages notamment du fait d’une très faible immigration et où la
formation professionnelle était très développée de même que
l’éducation populaire, le problème d’inégalité ne pouvait se
poser qu’en ayant établi au préalable que n’importe quel
travailleur, même non qualifié avait la possibilité de trouver un
emploi, sans doute pénible, mais de nature à lui assurer un revenu
très au dessus du minimum. Voilà qui n’est pas un détail. Pas
non plus, le nombre d’étudiants ayant un, voire deux enfants ainsi
que ceux qui, ayant été orientés vers les études techniques, se
reconvertissaient dans la philosophie ou les sciences humaines…
disciplines non pas plus rentables financièrement mais plus
stimulantes intellectuellement de leur point de vue.
A l’entrée de l’université
et des cités universitaires, le contrôle de cartes était
systématique. L’ambiance à l’intérieur se différenciait peu
de celle d’universités françaises. La bibliothèque comportait à
la fois un « enfer » regroupant les livres occidentaux et
une liste de thèses inaccessibles aux étudiants étrangers,
c’est-à-dire pouvant être empruntés par l’intermédiaire de
condisciples allemands. Les heures de cours étaient apparemment très
longues pour les étudiants allemands mais tant les différents
Resto’U que les foyers souterrains du bâtiment central étaient
constamment bien remplis. Un brötchen de 10 heures coupant la
matinée des allemands servait de petit déjeuner aux étudiants
étrangers moins matinaux. La documentation disponible était, du
moins dans les sciences sociales, le plus souvent du type tristement
apologétique mais certains ouvrages pouvaient comporter des passages
intéressants. Beaucoup plus passionnants étaient les débats avec
les professeurs. La plupart d’entre eux étaient âgés et
racontaient des choses étranges sur la manière dont, en tant que
tractoristes, ils avaient aidé à la collectivisation agricole dans
les années 50.
Sur le fait que jusqu'à cette
époque ils avaient souffert de la faim (« nous nous
rassasions en étalant de la margarine » me disaient ils)
etc........ je peux témoigner qu'il s' agissait au général
d'hommes et de femmes de conviction, attachés aux réalisations de
leur génération, aptes au débat et à la confrontation politique
mais par ailleurs installés dans une vie modeste mais douillette,
sans exigence intellectuelle démesurée. Ils semblaient en
particuliers incapables de comprendre le développement du socialisme
nécessitait un minimum de débat public sur les orientations à
adopter, et que le travail de conviction idéologique des éléments
critiques était à terme préférables à répression. Ils
semblaient par ailleurs inaptes à prendre en compte les
révendications spécifiques aux jeunes autrement que comme des
concessions à des courants idéologiques de vie quotidienne en
provenance de l’Ouest. Il en était ainsi des phénomènes de mode
ou de la diffusion massive du rock.
Notons à ce sujet, bien que
la législation fiscale fasse de la France au cas particulier, qu’il
était bien plus facile à un jeune de Berlin-Est d’aller danser
dans une ‘’disco’’ sur une musique d’inspiration et parfois
d’inspiration américaine, qu’à un jeune parisien de sortir en
boite. Les étudiants ne se privaient pas d’en profiter. Les clubs
de jeunes et étudiants, ou particuliers à Berlin, se
caractérisaient par ce type d’activités. Par ailleurs, outre les
conférences de vulgarisation scientifiques d’Urania, de nombreux
débats étaient organisés. Je me rappelle en particulier d’une
rencontre avec Kuczynski précitié lors de laquelle la cave de
l’université était si pleine que je ne pus apercevoir le physique
de l’orateur. Celui-ci se limita pas à signaliser la situation de
le presse et notamment la veule servilité de « Neues
Deutschland ». Il souligna par ailleurs la profonde honnêteté
d’Erich Honecker et ce fut moins apprécié du public sur ce
dernier point.
Il est évident que la
faiblesse idéologique des médias explique pour partie le succès
que rencontrait ce type de conférence et de débat ‘’La plume
est serve ,mais la parole est libre’’ dit-on chez nous dans un
autre contexte. Et de fait le contraste était frappant, non
seulement entre la qualité des conversations privées et le
formalisme des médias mais également entre celui-ci et la plupart
des conférences organisées par des organismes parfaitement
officiels comme la ligue culturelle (Kulturbund) Il était à la fois
malheureusement prévisible et regrettable que cette organisation se
laisse entrainer dans l’impasse du gorbatchévisme. Les
intellectuels et les artistes étaient à la fois parfaitement
inconscients du fait que leurs conditions matérielles de création
et d’expression étaient à peu près sans équivalent au monde et
que les limites mises à leur liberté d’expression étaient
devenues très relatives dès lors qu’il s’agissait d’expression
orales, et dans le même temps très sensibles à la difficulté de
prendre part au débat directement politique et de publier, sans
doute bien d’avantage qu’aux obstacles opposés à ceux qui
voulaient se procurer des œuvres et des textes occidentaux récents.
L’ensemble de tout cela était très soixante-huitard c’est-à-dire
en fait très attaché à l’égalitarisme foncier des rapports de
production socialistes et particulièrement peu soucieux du retard
technologique de la Trabant sur la BMW.
Il est lamentable que ces
milieux aient été à l’origine des mouvements qui aboutirent à
l’effondrement du socialisme et à une grande Allemagne dont ils
n’avaient vraiment que foutre. Le service militaire passait dans
ces milieux pour une bizarre expression de barbarie féodale et je
n’y entendis jamais s’exprimer le sentiment de nationalisme
antirusse dont on trouvait des traces dans le reste de la population.
Ce qui était frappant enfin, c’était l’étroite symbiose entre
techniciens supérieurs, scientifiques, diplômés de sciences
sociales et artistes… Un de mes amis alors les plus proches devint
en 1987 permanent au Kulturbund après avoir eu pendant près de dix
ans des fonctions de technicien dans l’industrie du bois. Il ne fut
jamais, à ma connaissance membre du parti et s’enthousiasmait pour
la Perestroïka. Il m’affirmait qu’en RDA personne n’était
contre le socialisme je crois bien qu’il le pensait sincèrement.
La qualité de membre du parti
n’était hélas pas un critère pour apprécier les prises de
position politiques des uns et des autres. Certains membres du SED
m'ont affirmé n'être même pas aller voter. Si le socialisme avait
eu plus de deux millions3
de fermes défenseurs, ça se serait vu en 1989. Enorme et
gélatineux, le SED était un instrument totalement impropre à la
campagne idéologique déterminée contre la péréstroïka qui
s’imposait dès 1986-87…Quand à la FDJ4
c'était encore pire. Cette organisation avait visiblement fait son
temps depuis fort longtemps et n'avait plus aucune vie propre.
Lorsque Tchernenko
mourut, en février 85, la pluie tombait sur les toits de Berlin,
mais visiblement personne d'autre que le ciel ne pleurait, que se
soit dans les casernes de l'armée soviétique, au Palais de la
République ou parmi les professeurs de marxisme-léninisme qui
attendaient que les Reagan et Jean Paul II, alors en pleine campagne
anticommuniste rencontrent enfin un adversaire à leur mesure.
Mais qui était-ce donc que
ce parti?? Certainement pas une organisation mue par l'unité
idéologique et cultivant la fraternité entre ses membres. Pas non
plus une espèce de Franc maçonnerie regroupant des citoyens se
distinguant des autres par leur conditions d'existence ou leur
mentalité. Je n'ai jamais vu personne sortir sa carte du parti pour
quelque démarche ou quelques avantages que ce soit. Les membres du
parti devaient donner l'exemple en participant à ce qu'on appelle
chez nous des travaux d’intérêt général. Du genre "pas
ce soir, il faut que j'assure le contrôle des cartes à la cité
universitaire" "Et pourquoi? " "c'est
Parteiauftrag (c'est à dire une mission certifiée par les organes
du parti.). Il s' agissait en général de missions tout à fait
matérielles et concrètes Mais d'agitation politique point, Ou si
peu.....
Ce que l'Etat5
exigeait des jeunes voulant manifester leur enthousiasme pour le
socialisme, ce n'était pas des prises de position idéologiques,
c'était:
"Marx ehren, sich
bewähren"
C'est à dire dans les faits,
obtenir de bons résultats scolaires, participer aux récoltes
volontaire de pommes et de pommes de terre, et, plus tard, être
exemplaires à leur poste de travail. Bien entendu, la mentalité
des allemands et leur sens assez passif de la morale s' adaptait
assez bien, du moins en surface à de telles exigences. Tout ceci
fonctionnait sans trop de récriminations ouvertes: les membres du
SED arrivaient à l'heure au travail, participaient aux réunions
sur le temps de travail, faisaient les vitres de leurs fenêtres
pour le passage du défilé du 1er Mai et parfois même y
suspendaient un drapeau de la RDA ou un drapeau rouge. Tous les
autres drapeaux étaient disposés dans les rues par les services
municipaux, ou équivalent, de même que les panneaux et banderoles
ornant les carrefours et proclamant par exemple que
"Plus le socialisme sera
fort, plus la paix sera sûre" ou "Notre plein soutien aux
propositions de paix de l'Union Soviétique".
Au fur et à mesure que les
années passèrent, panneaux et banderoles deviennent plus rares.
Ils furent parfois bizarrement amputés. Au débouché de la Prager
Strasse et au bout d'un vaste jardin public se dressait la mairie de
Dresde devant laquelle passaient régulièrement des tramways.
"Vive l'amitié Germano
Soviétique" était-il inscrit sur le fronton en 1985. Quelques
années plus tard, ce n'était plus que : "Vive
l’amitié".....
Un exemple qui en dit long sur
le fait qu'il y eut prise de distance par rapport à la Perestroïka
mais pas d'effort réel de conviction. La RDA fournissait l'exemple
d'un pays où le pouvoir du peuple n'arrivait pas à s'exercer par
une démocratie active, la plus directe possible. Cette situation
créait des mécontents parmi ceux la même qui défendaient l'ordre
social en place. Les allemands de l'Est abonnés à « Temps
Nouveaux » ou aux « Nouvelles de Moscou » n'étaient
sûrement pas les plus hostiles au socialisme.... On imagine leur
réaction lorsque la poste allemande leur fit savoir que leur
abonnement était suspendu. .... et leur proposa de les rembourser.
Certes ces journaux avaient fait paraître des articles expliquant
que Staline était autant responsable qu'Hitler du déclenchement de
la seconde guerre mondiale. Mais, outre le fait que de tels
arguments sont facilement réfutables, on en entendait bien d'autres
à la télévision et sur les radios de l'Ouest..........
Quoi qu'il en soit, les
lecteurs concernés considérèrent une fois de plus qu'on les
traitait comme de petits enfants. Il est clair que le développement
du socialisme, ayant pour l'essentiel satisfait des besoins
matériels immédiats, nécessitait la participation de plus en plus
active des citoyens, non pas seulement aux tâches bénévoles
quotidiennes mais à la prise de décision concernant le
développement de l'ensemble de la société. Il est clair également
qu'en RDA, le débat était objectivement limité par tout un tas de
considération diplomatiques et stratégiques. Il apparaît
cependant que les léninistes de la décision du SED ont commis une
faute politique majeure en ne s’appuyant pas, face à cette
fraction de la population que le modèle de consommation proposé par
l'Ouest suffisait à séduire, sur tous ceux qui étaient prêts à
manifester leur attachement à l'essentiel: les rapports de
production socialistes. Il est clair que le système politique
n’était pas organisé pour cela alors que la notion de
« révolution dans la révolution » pouvait ouvrir cette
perspective.
Le 1er Mai 1985 offrit à
Dresde une triste caricature. Sonorisation des rues et défilé
silencieux de la population regroupé par entreprise. Il paraît que
dans certaines d'entre elles, les gens qui n'avait pas été présents
se le faisaient reprocher. On voyait aussi quelques hommes âgés et
bedonnants en tenue de combat, contrastant avec les uniformes bien
taillés et bien portés des policiers et des soldats portant
casquette et culotte de golf. C'était les Kampfgruppen,
littéralement, les groupes de combats de la classe ouvrière. Ceux
que je vis ne faisaient aucune impression martiale... Il s’agissait
en général de cadres d'entreprises désireux sans doute de se faire
bien voir. Je sus que certains d'entre eux pouvaient être conviés à
des exercices de nuit quasi-obligatoires et que ce type de
perspective était loin de susciter l'enthousiasme. Tout aussi
bizarre était la propagande d'allure quasi militariste en faveur de
la GST, la société pour le sport et la technique, dont les
activités, semble t’il s’inspiraient du scoutisme armé. Ses
exercices satisfaisaient peut être quelques esprits faibles. Mais
pour de larges masses de jeunes et de moins jeunes, la propagande
faite autour de cette organisation tranchait étrangement avec la
place que la politique officielle attribuait au maintien de la paix….
Finissons-en avec la
politique en posant la question du rôle dont pouvaient bénéficié
les médias dans tout cet ensemble. On en apprenait beaucoup plus
sur le débat politique et social dans le pays en assistant aux
spectacles du cabaret "le DISTEL" en vue de la gare
frontière de Friedrichstrasse qu'en lisant une collection complète
de "Neues Deutschland" ou en visionnant une année
d'enregistrement d'Aktuelle Kamera" le journal télévisé du
soir. Il y avait aussi une édition d'après-midi du "Berliner
Zeitung" dont la maquette essayait visiblement d'imiter le "Bild
Zeitung". Ces journaux étaient pourtant largement achetés
peut-être du fait que leur coût négligeable. Leur contenu était
absolument vide de quoi que ce soit qui aurait pu donner lieu à
polémique6.
Les spécialistes germanistes peuvent d'ailleurs s’en convaincre
en consultant les collections. Par ailleurs, le système avait ses
défenseurs et ses critiques qui souvent dans les mêmes milieux,
savaient échanger des arguments très élaborés et bien informés.
..... La RDA n'était évidemment pas un pays où la population avait
peur de s'exprimer. C'était aussi un pays où les points de vue et
les réactions totalement différenciées pouvaient se faire
jour..... mais jamais sous forme écrite. Il y eut ainsi, lors de la
célébration des 750 ans de Berlin, opération qui suscita de
nombreux travaux d’urbanisme dans la capitale, des petits
facétieux qui réalisèrent des affiches avec le nombre d'années
d'existence de Dresde par exemple, histoire de revendiquer que les
besoins des villes de province soient mieux pris en compte. Non
seulement de telles questions n'étaient pas ouvertement discutées
mais le contrôle sur les média réduisait considérablement la
masse d'information émanant de l'intérieur du pays. Ainsi le
déséquilibre était énorme entre la masse d'informations provenant
d'occident et le quasi silence interne. Cela équivalait à un
système uniquement concu dans le seul but de diffuser à l'étranger
une impression, d'ailleurs non dénuée de réalité, de société
harmonieuse et exempte de conflits. Les habitants du pays, membres ou
non du parti savaient que cette information était incomplète et
embellie. Il en résultait non seulement une défiance légitime
envers les médias internes mais également, et c'était peut être
le plus grave, une impression qu'il ne se passait rien dans les pays
et en quelques sorte que la vie était ailleurs. C'est pourquoi la
région de Dresde où la télévision de l'Ouest ne pouvait être
captée portant le nom de « Tal der Ahnunglosen »7
J'ai vu aussi ou dans un village de Saxe une grande antenne
collective plantée dans un grand champ au vu de tous. But de cette
installation, une meilleure réception de la télévision de
l'ouest....
Dans ces conditions, il y
avait peut être des rencontres entre les citoyens et les
institutions et des discussions entre gouvernants et gouvernés. Mais
il n'y avait pas de débat public.
Les sujets n'auraient
pourtant pas manqué, aménagement des villes, détermination des
priorités en matière de consommation, arbitrage entre consommation
et temps de travail, conception de l'éducation etc.........
L'économie planifiée de RDA avait en effet atteint un niveau où il
était possible de faire un certain nombre de choix. Tant que les
besoins de base n'avaient pas été satisfaits, il n'y avait en
effet pas grand chose à discuter. Le pays devant se doter
d'infrastructures industrielles et des moyens de produire en masse
vêtements, produits alimentaires et logements. Ensuite se posaient
des questions nouvelles: développement de la voiture individuelle,
des vêtements de mode etc. Le pays se laissa mener à une initiation
systématique des modes de vie et de consommation correspondant au
modèle capitaliste. Certes une poussée irrésistible semblait
entrainer dans cette direction et peut-être y avait il eut dans le
passé des velléités de résistance. Toutefois, la conception
khrouchtchevienne 8
de rattraper et dépasser le capitalisme avait solidement implanté
dans le discours officiel l'idée qu'il s' agissait d'une course dans
la même direction9.
Le communisme apparaissait dans la propagande officielle comme une
accumulation sans limite de biens de consommation, comme si celle-ci
avait été un but en soi. En fait, la volonté d'exprimer un
unanimisme de façade faisait que le parti et le gouvernement s'
abstenaient de s' exprimer sur ces questions qui posaient non
seulement des problèmes économiques immédiats notamment en
provoquant de brusques oscillations de la demande de consommation
mais qui, à terme aboutissaient à une gageure. Si le capitalisme
venait à être rattrapé, cela signifiait simplement que tous les
citoyens des pays socialistes aspiraient à une appropriation
individuelle de biens de luxe (comme les Volvo) qui par définition
ne sont destinés dans les pays capitalistes qu'à une minorité.
Olivier RUBENS
1
Avant de la faire abattre pour reconstruire le palais des rois de
Prusse (note de 2016)
2
Il va de soi que si les tarifs n’étaient pas totalement
ridicules, ils demeuraient accessibles, surtout au regard des
hausses délirantes que nous vivons en ce moment en France. (note de
2016)
3
Les effectifs du parti étaient supérieurs à ce nombre
4
Organisation quasi-unique de la jeunesse
5
Que j’aie utilisé ici « l’Etat » et non le
parti est révélateur (note de 2016)
6
La presse gratuite est apparue depuis chez nous. C’était à peu
près du même niveau (note de 2016)
7
Ce qui signifie : vallée des ahuris.
8
Conception que l’on trouve d’ailleurs en germe dans certains
discours de Staline (note de 2016)
9
Le fait que cette remarque ait été faite par Wolf Biermann devenu
un hystérique de la criminalisation du communisme n’enlève rien
à sa pertinence (note de 2016).
Merci pour cet article sur la DDR, pays que j'aimais beaucoup et que ses anciens citoyens de plus de 40 ans regrettent fortement. J'en ai été le témoin lors de mon dernier voyage en 2015.
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